Qui a peur d’Ora Ito ?
Entretien d’Ora Ito avec Jérôme Sans sur le toit de la Cité Radieuse à Marseille, Août 2012
Jérôme Sans : Vous êtes arrivé comme un flibustier dans le monde du design, en créant dès l’âge de 19 ans la toute première marque virtuelle, vous appropriant alors des marques iconiques comme Vuitton, Apple, Nike. Quel était votre objectif ? Quelles étaient vos références ?
Ora Ito: Je venais de me faire virer de l’ESDI (Ecole supérieure de design industriel). A force d’envoyer mon dossier avec mes créations personnelles et de ne pas avoir de retour, mon idée était de faire les choses, et non pas seulement de les penser. N’ayant pas de référence ni d’accès à la production, je cherchais un vecteur d’expression nouveau.
Cette époque voyait l’émergence de deux nouvelles technologies révolutionnaires : Internet (il s’agissait encore des débuts) et la 3D, qui, alors qu’elle n’était qu’un outil réservé à l’aérospatiale et à l’industrie automobile, permettait de voir et faire des produits qu’on pensait réels. D’une certaine manière, j’ai été le premier à détourner la 3D de son usage habituel pour en faire un outil de création artistique.
En utilisant l’identité de marques icones de ma génération, comme Vuitton – une marque qui fait fantasmer le monde entier – ou Nike, Apple, Bic, Visa, et d’autres…, je me suis créé un univers propre, entre subversion et spontanéité.
J.S:A partir de ces marques que vous piratiez, vous aviez créé d’autres objets pour chacune d’entre elles. Des objets qui n’existent pas mais qui apparaissent comme réels.
O.I: Exactement. Les internautes puis les grands médias se sont retrouvés face à des campagnes de publicité pour des objets qui n’existaient pas : le sac Vuitton « backpack », le briquet Bic atomique, le « hack Mac », une nouvelle paire de baskets Nike…, ce qui a créé une confusion totale. Ma plus belle consécration a été d’apprendre que ce sac Vuitton qui n’existait pas avait fait l’objet de contrefaçon en Chine, en même temps qu’il venait d’être acquis par le Musée des arts décoratifs de la ville de Paris !
J.S: Il est étonnant que ces marques, qui sont habituellement très protégées, ne vous aient pas poursuivi en justice…
O.I: Bien sûr, leur premier reflexe aurait du être de lancer une procédure m’accusant de contrefaçon. J’ai pris des risques sans en avoir réellement conscience. Je n’avais pas du tout imaginé que ces produits virtuels puissent faire le tour du monde et rencontrer un tel écho. J’ai eu la chance au même moment d’être invité à faire une exposition monographique au Musée des arts décoratifs intitulée « Futurspective », en 2000. Cette notoriété soudaine m’a d’une certaine manière protégé. Par ailleurs, mon idée de départ était plutôt positive et respectueuse de ces marques, je voulais simplement les téléporter dans le futur.
J.S.: En effet, il n’y avait rien de blasphématoire, ou négatif. Vous créiez là une sorte de monde idéal, utopique, comme si vous répondiez à une demande de clients de réaliser des objets différents, comme le sac à dos Vuitton, qui n’existait pas à l’époque, et qui était une très bonne idée.
O.I: Je considère aujourd’hui cette étape comme ma période initiatique. J’ai travaillé sur ces marques avec une réelle admiration pour leur histoire, leur savoir-faire, leur légitimité. Elles font partie de l’inconscient collectif. J’ai d’une certaine manière clôturé cette période de création virtuelle lorsque mon site Internet a été acquis par le Fond National d’Art Contemporain, parmi les toutes premières œuvres numériques.
J.S.: Vous preniez en compte à l’époque une dimension importante du monde d’aujourd’hui, qui s’est développée depuis : l’investissement du monde des marques de luxe et de street wear dans la culture. Chaque marque devient une culture, la culture devient à son tour une marque. Prada devient une fondation, Cartier également. Louis Vuitton ouvre son musée…
O.I: On voyait à l’époque naître la notion d’impérialisme des marques : aujourd’hui les marques investissent l’architecture, l’art, les hôtels… car elles ont décelé l’image forte qui en découle de ces univers par rapport à d’autres supports de communication. A travers mes objets, je rendais compte de la façon dont évoluait la société de consommation via ces marques qui, petit à petit, prenaient le pouvoir dans la culture, dans l’immobilier, la décoration… et devenaient un art de vivre autour duquel peut être bâtie une multitude de choses, au delà du vêtement ou de la paire de chaussures. Lorsque j’ai créé mes premiers objets virtuels en 1997, Marc Jacobs venait juste d’arriver chez Vuitton, Murakami n’avait pas encore fait ce qu’on a connu par la suite…
J.S.: Quel rapport entretenez-vous avec les marques ?
O.I.: Un article me concernant, dans un magazine italien, m’a interpellé, il était écrit : « – Que faisait Ora Ito auparavant ? – Il piratait les plus grandes marques du monde. – Que fait-il aujourd’hui ? – Il travaille avec les plus grandes marques du monde. ». Cette phrase m’a beaucoup fait réfléchir car, finalement, elle résume assez bien mon parcours. Je suis simplement à l’image de ma génération : j’ai grandi dans un monde où les marques sont omniprésentes, elles font aujourd’hui partie intégrante de notre quotidien.
J.S.:Aujourd’hui, est-ce que votre façon de travailler a conservé cette dimension du « piratage avant-coureur » ?
O.I.: Ce que je faisais à 17 ou 18 ans, lorsque je piratais des marques, allait finalement très bien avec mon âge et cette période de la vie où on est punk, rebelle, en marge du système. J’aurais pu choisir de devenir artiste et continuer de développer cette démarche subversive de piratage.
Mais grâce à cette expérience, j’ai pu voir les marques sous un autre œil. J’aime ce qu’il y a au-delà de la marque : son savoir-faire. Celle de l’artisan qui démarre dans son petit atelier, et qui, parce qu’il a modifié son outil, parvient à mieux ciseler le bois que les autres, et devient le plus grand ébéniste du village. L’artisan exporte son savoir-faire et devient peu à peu une marque, malgré lui. J’aime cette collaboration avec les marques parce qu’en travaillant pour elles, je rentre dans leur histoire.
Une de mes fiertés est par exemple de voir que le flacon que j’ai dessiné pour « Idylle » de Guerlain faisait partie du coffret des cinq parfums cultes de la marque, aux côtés de « Shalimar » et les autres grands classiques.
Je casse le mythe en disant cela mais, en tant que designer, sans marques, on ne peut rien faire. Si ce n’est de faire de « l’auto-production », ce que j’appelle « l’artisanat moderne » et qui est nécessaire car il permet d’être complètement libre par rapport au marché, et d’expérimenter sans être sectorisé par une industrie, un prix, une distribution, une fabrication…
J.S.: N’êtes-vous pas finalement devenu vous-même une marque ? Est ce que Ora-Ito est une marque ?
OI : Je suis surpris chaque jour de voir que Ora Ito est de fait, et malgré moi, déjà une marque. Ce langage Ora Ito doit un peu à chacune des marques avec lesquelles j’ai collaboré depuis plus de 10 ans. J’ai fait mon travail de designer pour chacune d’elle avec passion, conviction et respect de leur propre langage. Je suis encore aujourd’hui flatté à chaque invitation d’une maison d’apposer ma signature à côté de la sienne. En tant que créateur, on devient associé à ces marques, qui, elles, choisissent de travailler avec des designers pour donner un supplément d’âme au produit. Les designers sont, peut-être plus que d’autres, à l’écoute de la société pour donner une esthétique nouvelle à des produits qui correspondent à l’évolution des comportements.
J.S.: Justement, quelle serait la philosophie Ora Ito ? Quelle est la signature ?
O.I.: Aujourd’hui, avec Internet, nous sommes dans une époque plus ambiguë par rapport à l’idée de signature. On ne peut plus revendiquer un genre. Pendant ces dix dernières années, j’ai vraiment travaillé autour d’une esthétique, qui fait maintenant partie du domaine public, l’information est diffusée dans le monde entier. De ce fait, la propriété d’un langage n’existe plus. J’essaie, d’une certaine manière, d’avoir un style, mais un style qui est en perpétuelle évolution. Chaque nouveau matériau amène de nouvelles formes, de nouvelles solutions. Il faut faire évoluer son propre langage mais en étant toujours en avance, en se remettant constamment en question.
J.S.: Vous avez initié l’idée de « simplexité » pour définir votre travail, qui est un néologisme, un mélange entre les mots « simplicité » et « complexité ». Qu’entendez-vous par là ?
O.I: La « simplexité » désigne à mes yeux le dessin de demain. En regardant l’évolution des objets, on voit que la technologie est vouée à disparaître en tant qu’objet à part entière. La « simplexité » est l’art de rendre simple une chose complexe, notamment en faisant disparaître tous les superflus de matière, l’effort derrière l’objet. Comme agît la danseuse qui, avec des heures de travail derrière elle, rend invisible l’effort et est fluide et légère.
J.S.: Que signifie pour vous le design ?
O.I.: Le design doit améliorer notre quotidien, doit répondre aux attentes des nouveaux comportements liés à l’évolution de la société et apporter une poésie à l’objet. Il doit aussi mettre l’humain en symbiose avec son environnement. Avant même de produire écologique, il faut créer écologique. Cela veut dire : dans la conception même de l’objet, diminuer la matière et réduire l’accumulation de différents matériaux. Nous allons devoir assumer les dérives de l’évolution de la technologie des 20 dernières années ; et revenir à des choses plus justes, recyclables, plus fonctionnelles, moins ostentatoire. La responsabilité écologique, source de contraintes énergétiques, fera naître de nouvelles esthétiques liées à une production plus intégrée à la nature et plus responsable.
J.S.: A l’âge de 35 ans, vous avez réalisé une multitude d’objets, il y a un « Ora Ito world » où tout a déjà été fait, de la soucoupe volante au bureau, de l’avion à l’hôtel, etc. Alors que vous reste-t-il encore à faire ? Qu’est ce qui fait encore courir Ora Ito en 2012 ?
O.I.: Il me reste énormément de choses à faire, notamment toute la partie expérimentale de mon travail. Un tiers de mon temps est dédié à des recherches personnelles. Par exemple dans mon projet monotypique, mon idée était de reprendre les modèles de deux voitures iconiques : la DS, qui d’après moi est l’un des plus beaux objets de design, et la traction avant, qui a constitué une vraie révolution technologique. J’ai appelé cela la « mutation génétique de l’objet » : mélanger deux objets avec des fonctions totalement différentes, ce qui donne de nouvelles typologies de formes. La « chaise à porteur » est le fruit de la mutation génétique d’une traction avant et d’une chaise à porteur ; la « soucoupe volante » résulte de la mutation génétique d’une soucoupe et de la DS. C’est en cherchant une nouvelle fonction à l’objet, même si elle est inutile, qu’on arrive à appréhender sa forme d’une façon nouvelle car le résultat de la forme provient de la fonction (« Form follows function »). C’est un exercice qui ouvre de nouveaux horizons. Je cherche ainsi à mixer des objets du futur avec des objets du passé. De la même manière, j’ai imaginé un mix entre une Ferrari et une gondole de Venise : que peut bien donner la fusion entre l’incarnation de la vitesse et un symbole de la Dolce Vita ?
J.S.: Il y aurait donc au sein du laboratoire d’Ora Ito, un labOraIto ?
O.I.: Exactement. Un laboratoire sur des choses qui peuvent paraitre complètement loufoques, mais qui sont intéressantes parce qu’elles t’amènent par exemple à faire une paire de baskets pour autruche… Cela implique d’étudier toute la cinématique de l’autruche, ses appuis au sol. Adapter toutes les technologies et systèmes qu’on a développés pour l’homme sur l’autruche… Cette phase de travail avec mon équipe m’amuse beaucoup et s’avère très intéressante. Elle permet d’échanger, de confronter nos idées, nos visions et cela me stimule beaucoup.
J.S.: Vous travaillez avec les meilleurs fabricants et producteurs de design : Capellini, Roche Bobois, Artemide, Christofle, Zanotta, Frighetto, etc. Est-ce que vous émettez l’idée de parler d’une excellence dans le design ?
O.I.: Oui. Un objet est le fruit d’une rencontre entre un designer et un savoir-faire technique et parfois ancestral. Sa conception réside dans l’échange entre l’imaginaire du designer et les solutions techniques mises à disposition par les plus grands fabricants. Les techniques apportées par leurs services de recherche et développement permettent aux designers d’aller encore plus loin dans leur propre création.
J.S.: Vous avez réalisé le Cab Place du palais royal, le Rendez-Vous Toyota sur les Champs Elysées, L’hôtel O derrière la Place des victoires, la nouvelle aire de la Chaponne (Yonne) sur l’Autoroute A6, la boutique Lancaster rue Saint Honoré et bientôt les Trois quartiers Place de la Madeleine, quel est votre rapport à l’architecture ? Est-ce du design en 3 dimensions ?
O.I.: Tout à fait. Je mène d’ailleurs une réflexion à ce sujet que j’aimerais représenter formellement un jour par une exposition. Je pars de l’étymologie des mots. Notamment au regard de l’Hôtel O, où l’objet fonctionnel devient l’architecture de la pièce : à partir des mots anglais bedroom (la pièce du lit), bathroom (la pièce de la baignoire), dining room… Je dessine le lit qui devient toute la chambre, la baignoire qui devient la salle de bain… Je pars de l’intérieur pour créer l’extérieur.
J.S.: Vous avez acquis une partie d’un des monuments iconiques de l’architecture : l’ancien gymnase situé sur le toit de la cité radieuse de Le Corbusier et le solarium qui l’accompagne. Etait-ce un fantasme de pouvoir entrer dans l’histoire ou de jouer avec l’histoire ?
O.I.: Depuis tout petit je suis passionné d’architecture, et par Le Corbusier. À l’âge de 11 ans, je dévorais ses bouquins. Mon arrière grand-père était un grand architecte argentin (Karl Lagarfeld édite d’ailleurs un ouvrage sur son travail). Il avait construit nota mment une grande partie de Buenos Aires. Il avait perdu face à Le Corbusieur un concours, puis avait mis un terme à sa carrière, de façon très noble, sans esprit de revanche, car il avait compris que, face à la nouvelle génération d’architectes, il n’avait plus sa place. J’ai ainsi voulu découvrir qui était cette personne qui avait détrôné mon arrière grand-père. J’ai découvert un des inventeurs de la « modernité ».
Lorsque j’ai appris que le toit de la Cité Radieuse était à vendre, je me suis séparé de toute ma collection d’art contemporain, pour laquelle la maison Pierre Bergé a eu la gentillesse d’organiser une vente. Je voulais passer à un autre projet, qui aurait une dimension pérenne, davantage dans le partage. Ce lieu crée des croisements incroyables, des temps de réflexion, de discussion. Ici, les masques tombent parce qu’on est en tongs et en marcels… C’est tout ceci qui m’a plus dans ce projet. L’idée de redonner vie à ce bâtiment est devenue comme une mission pour moi. Si ce bâtiment a croisé mon chemin, c’est qu’il y a une raison, je ne crois pas au hasard.
J.S.: Ce toit ressemble pour moi à une sorte de plateforme, une piste d’atterrissage, sur laquelle vous pouvez développer ou transformer, transposer des gestes d’autres créateurs qui peuvent venir s’y inscrire. Il est aussi inscrit dans une ville qui vous tient particulièrement à coeur, Marseille ?
O.I.: J’ai une passion pour cette ville. Ce toit est malgré tout un lieu à part. Ici, nous ne sommes nulle part, nous sommes dans la cité radieuse, qui est un ovni posé à Marseille. Ce lieu m’apporte une certaine sérénité. Il est imprégné de valeurs importantes telles que la patience, le calme mais aussi la précision, la volonté, la rigueur.
J.S.: J’ai remarqué que nombre de vos créations ou projets s’articulent sur la notion de hauteur (la pochette d’album 10 000 Hz Legend de Air, la Cité radieuse, votre fort dominant l’île du Frioul…)
O.I.: La lévitation, la voltige, la légèreté, défier les lois de la gravité, sont des sensations qui me plaisent beaucoup car c’est la modernité d’aujourd’hui. Réaliser des porte-à-faux dans l’air est possible, ce rapport de tensions qui s’opère est magique. Cela provoque des sensations émotionnelles qui vont au delà d’une réaction esthétique. C’est comme ça que je vois le monde.
J.S.: Quel est donc ce projet culturel que vous allez développer sur le toit ?
O.I.: Ce lieu est une plateforme parfaite pour faire des expositions. Le projet de la Cité radieuse de Le Corbusier était de créer une « ville verticale » avec des commerces, un hôtel, des boutiques, tout un système communautaire ; ce qui était en accord avec l’époque, mais aussi déjà très avant-gardiste, et visionnaire. Ce qui m’intéresse dans ce bâtiment, c’est de l’investir en utilisant tous les outils actuels, le transposer à notre époque. Comment Le Corbusier aurait fait évoluer ce lieu ? Aujourd’hui, le gymnase au sommet est devenu obsolète. Je souhaite le transformer en lieu d’exposition, en investissant l’ensemble de la terrasse, et ceci en symbiose avec la copropriété. Donner un rendez-vous chaque année, qui permette de créer un dialogue entre les oeuvres et l’architecture, grâce à différents artistes.
J.S.:La première invitation a été donnée à Xavier Veilhan, qui va réaliser un projet spécifique, en lien avec son histoire et son fonctionnement…
O.I.: Oui. C’est d’ailleurs une drôle de coïncidence car Xavier Veilhan a lui aussi réalisé l’une des pochettes d’album de Air. Xavier est un artiste qui aime vraiment Le Corbusier, qui comprend son œuvre. Il va travailler dans la continuité de son projet Architectones, qui investit des lieux d’architecture mythiques. L’étape à la cité radieuse était donc évidente. J’aime lorsque les choses ne sont pas programmées et qu’elles se font naturellement. Il créera des pièces spécialement pour ce lieu.
J.S.: Quel est le prochain Ito ? Comment voyez-vous l’avenir ?
O.I.: Je me vois exactement pareil, mais plus précis, plus juste, plus innovant encore, plus sélectif. Avec une direction mais tout en gardant cette transversalité. Je veux continuer à explorer le monde, essayer de comprendre comment les choses fonctionnent, je suis un insatiable curieux. Je veux garder cette liberté et avancer à mon rythme.