Surprise ! L’artiste a débarqué dans la ville méditerranéenne pour une invasion massive de mosaïques.
En bonus, une installation au MaMo sur le toit de la Cité radieuse, transformé en atelier éphémère. Une nuit, «Libé» l’a croisé à l’œuvre sur son échelle…
Retour d’apéro en bord de mer, tardif et visiblement arrosé. Un groupe d’amis poursuit de ses assauts un gros chat gris qui taille la route au son du rap plein pot dans l’enceinte des fêtards. Un couple passe en s’engueulant. Au vallon des Auffes, petit port de pêche du sud de Marseille, même autour de 3 heures du matin, il y a du monde et du bruit. Indifférents, les uns et les autres auraient pourtant pu s’intéresser à un drôle de manège à quelques mètres d’eux : un type en pantalon de chantier orange à bandes bien fluorescentes perché en haut d’une échelle. Un peu tard pour un ravalement de façade… Sur le mur de cette petite maison s’assemblent peu à peu des carreaux bleus, des blancs, des jaunes et des rouges. Une fois tous emboîtés apparaît un «space invader», un motif inspiré du jeu vidéo des années 80 du même nom, au côté d’un gabian, le nom local du goéland.
Est-ce que c’est droit ? Vérifications avec un niveau, derniers passages de chiffon pour l’adhérence. Du beau travail. Efficace. Ça fait une bonne dizaine d’années que l’on suit Invader pour Libé, qu’il a envahi en 2011 – et il faut bien le dire, aussi par intérêt personnel un poil obsessionnel – mais on ne l’avait jamais vu en action dans la rue. On en profite donc et se fait discrète. Descendu de l’échelle, le street artist anonyme s’agace : «J’aurais dû le mettre plus à droite…» Puis il s’affaire à encoller le suivant, rouge sur fond bleu, destiné à la pile centrale du fameux pont du vallon, véritable carte postale marseillaise. Son acolyte, un proche enrôlé pour la mission «Mars 2020», vêtu lui aussi d’un pantalon de chantier, farfouille dans le coffre de la voiture à la recherche du «peigne», un genre de spatule à dents.
«C’est le cinquième qu’on pose ce soir, aucun problème. Un passant qui ne connaissait pas du tout mon travail m’a interpellé, alors que j’étais sur l’échelle, pour me dire: “Je comprends pas bien ce que c’est, mais c’est un beau cadeau que vous faites à Marseille”», raconte le street artist en appliquant le ciment et la colle à prise rapide. Derrière son masque anti-Covid, «bien pratique» par les temps qui courent pour dissimuler son visage et rester incognito, il marmonne : «J’aurais dû prendre la GoPro.» Histoire d’immortaliser le passage du grillage qui barre l’accès du port et de s’avancer sur le fin rebord du pilier. Une petite difficulté de parcours pas bien méchante – il en a «vu d’autres» – dont on a coupablement souhaité qu’elle se termine en plongeon non contrôlé, juste pour l’article… Plus un chat au vallon des Auffes, mais de gros rats qui rôdent autour d’une poubelle. Il est 4 heures du matin, Invader et son collègue remontent dans leur break et filent poursuivre l’invasion nocturne de Marseille.
« Ça fait vingt ans que je pense à Marseille »
Ça faisait quelques semaines, qu’en tant que locale, on s’interrogeait. D’abord, un autocollant d’un space invader blanc sur fond noir, sa signature, tout près du très officiel bureau des élections, à la Joliette, avait intrigué. A l’époque, on avait d’autres procurations douteuses à fouetter et on était passée à autre chose. Puis, un autre sticker à Saint-Charles, et encore un autre sur une poubelle du centre-ville ou aux abords de la plage des Catalans. Tiens, la mairie a ressorti de vieux équipements, avait-on pensé sur le coup. Car Marseille porte déjà la trace de deux visites du street artist, en 2004 et en 2014, avec treize space invaders collés au Panier et au centre-ville. La réponse à l’énigme des autocollants est tombée par mail courant août : «Invader 2020, annonce confidentielle : environ 80 compositions mosaïque inviteront à explorer Marseille, au départ du centre d’art sis sur le toit de la Cité radieuse que l’artiste Invader a détourné pour le transformer en une inédite installation-atelier, toute à la fois arche de voûte et point d’irradiation de l’action.»
Pardon ? Une expo ? Une invasion ? Invader est à Marseille ? C’est vrai que la ville fait pâle figure au regard de la capitale (1 446 mosaïques posées) ou de Hongkong (132) et de Los Angeles (214). Sans parler d’Avignon (41) ou même de Clermont-Ferrand (40). Un triste déficit pour une cité pourtant très riche en street art qui n’a pas échappé à Ora-ïto, designer et fondateur du MaMo, le centre d’art créé dans l’ancien gymnase au sommet de l’immeuble du Corbusier, qui donne chaque année carte blanche à un artiste pour investir les lieux. Une expression qu’Invader a prise au pied de la lettre : «Ça fait vingt ans que je pense à Marseille. Je l’avais envahie déjà en 2004 et 2014. Mais très peu. Là, l’occasion s’est présentée avec l’invitation d’Ora-ïto. On en parlait ensemble depuis longtemps.»
La «Maison du fada» comme atelier éphémère, un lieu tout indiqué pour un street artist qui pose du carrelage de façon monomaniaque sur toute la planète depuis près de vingt-cinq ans. On ne connaît pas le Mothership, son atelier parisien, mais le toit du Corbusier, ça pose un décor. On s’y est invitée il y a dix jours. Il fait faire le tour du propriétaire provisoire qu’il est, tout guilleret, malgré le stress de la «phase invasion-immersion» qui monte. Au sol, des dizaines et des dizaines de pièces en attente de trouver le chemin des façades de la ville. Au mur, un plan et un inventaire qui montre chaque mosaïque dans son futur emplacement. Mais les adresses sont masquées. Zut. Une quinzaine de feuilles sur une centaine à vue de nez sont barrées en diagonale. Le space est déjà posé. Next. Et il reste pas mal de taf. «J’ai mis la barre très haut…» soupire Invader, tout à coup impressionné par l’ampleur de la tâche qu’il s’est lui-même imposée. D’autant que certaines pièces sont très grandes (jusqu’à 3,80 mètres) et très lourdes («au moins 60 kilos» sans la colle). On renonce à soupeser. Et combien de spaces pour Marseille ? «Je ne donne pas de chiffres exacts, car il y en a toujours un ou deux petits que je rajoute au dernier moment… J’en avais prévu une trentaine, mais j’en suis à plus de 80. La première nuit s’est mal passée. J’avais pris une échelle trop petite. Du coup, j’ai posé la pièce un peu plus bas que ce que j’avais prévu.»
Une Bonne Mère toute de tesselles dorées
Perfectionniste, il avoue cependant ne pas être un as du planning. «Déjà, je me suis beaucoup amélioré par rapport à mes débuts, où je débarquais quelque part avec mes carreaux sous le bras, que je posais un peu au hasard. Google Street View n’existait pas. Là, je suis déjà venu quatre fois en repérages et maintenant, je suis à fond et il n’y a rien d’autre qui compte. Je suis au volant d’un bolide et je fonce !»Une Bonne Mère toute de tesselles dorées vêtue qui tient entre ses bras un petit space, des vagues, des ancres, un gabian – posé, depuis, au vallon des Auffes, donc –, Fernandel en petits carreaux noirs et blancs, une bouteille de Ricard, et une de 51 pour prendre en compte toutes les sensibilités… «J’ai même fait une bouteille de Pac [un sirop de citron local, ndlr] pour poser au-dessus d’un bar, j’en bois tout le temps ici…» Mais quand même, il aurait pas un peu forcé sur le cliché, le street artist ? «C’est plutôt à voir comme un hommage.» Tout est bleu et blanc, aux couleurs de la ville sauf quelques oeuvres, «car Marseille, c’est aussi très vert dans les hauteurs, je voulais que ça s’intègre au paysage».
Reste que la presse est tenue au plus grand secret, histoire de ne pas compromettre l’invasion de la ville, qui reste illégale. «Dans mes repérages, j’avais prévu une mosaïque à Noailles, et ce n’est qu’après que je me suis aperçu que c’était pile en face du commissariat. Je ne sais pas comment je vais faire…» doute encore Invader, pas complètement serein. La crainte de quelque descente d’échelle manu militari, mais aussi celle de la pression de ses adeptes. «C’est pas le meilleur moment pour sociabiliser avec mes fans», tranche celui qui d’un naturel plutôt discret, n’aime de toute façon pas trop ça. En plus, la saison touristique est exceptionnelle cette année à Marseille, et les rues blindées de Parisiens. «Je fais tout de nuit, c’est plus tranquille. Très très tôt ce matin, je me suis fait repérer, par une jeune fille visiblement ivre. Elle m’a lancé : “Ah mais, c’est les carreaux ! Je connais. C’est vous l’artiste ?” J’ai répondu : “Non ce n’est pas moi.” Elle est repartie un peu déçue, mais pas sûr qu’elle s’en souvienne au réveil, donc ça va…»
Alors que l’invasion de la ville est encore en cours, il redoute de croiser ceux qui traquent ses mosaïques. Et ils sont nombreux à l’attendre au coin des rues du monde entier: 139 830 précisément, inscrits (au 20 août) sur Flashinvaders, l’appli qui recense les près de 4 000 mosaïques disséminées dans 79 villes du monde. Un jeu sur smartphone où chaque space trouvé et photographié in situ rapporte des points. Et la baston fait rage en tête du classement. Ils sont quelques centaines à ne pas hésiter à sauter dans un avion pour la toute nouvelle cible signalée, comme à Djerba cet hiver. Pour être honnête, on fait peut-être un peu partie de cette engeance-là. Mais cette fois, on a un petit avantage en jouant à domicile…
Des chasseurs acharnés dans le Vieux-Port
Cela n’a d’ailleurs pas traîné pour que les grands fauves du top 100 prennent le premier TGV et sollicitent l’expertise locale en envoyant des clichés flous dégotés sur Instagram pour une reconnaissance des lieux. Avec la promesse à l’artiste de ne rien révéler du projet en cours, difficile de dire quoi que ce soit… et honnêtement, on n’a pas la cartographie mentale de chaque poteau électrique ni de chaque façade de la ville. Peu importe, un «flasheur» de longue date qui a toujours quelques longueurs d’avance la joue solitaire et arpente la ville en quête de mosaïques fraîchement collées. En vacances sur la côte, un autre passe plusieurs nuits à circuler au hasard des rues de Marseille. Coincés à Paris, d’autres chasseurs acharnés préparent le terrain en plongeant dans le Vieux-Port via Google Street View pour exploiter le moindre indice donné sur une image postée sur les réseaux par des touristes ou des joueurs moins aguerris, tout fiers d’avoir trouvé un space.
On rencontre une équipe bien placée et bien connue des amateurs du jeu, aux Catalans, dans le septième arrondissement, au pied de Mars_59 – toutes les pièces sont ainsi numérotées dans l’appli –, un space invader entouré de gouttes d’eau. Ils reviennent de l’Estaque où ils ont dû lutter contre les éléments pour tout «flasher» : une pièce était masquée par du linge en train de sécher sur un fil. Impossible à photographier, donc à comptabiliser. Déterminés à ne pas repartir bredouilles, ils ont demandé l’assistance technique du bar d’à côté qui leur a fourni escabeau et balais, pour soulever la serviette de plage pendant devant le space. Une photo, le téléphone a résonné d’un petit tulululu, et hop 30 points de plus. Mais en fin de journée, ils sont un peu déçus. Une pièce posée la veille en centre-ville a déjà été détruite. Trop tard. Volée par des connaisseurs ou retirée par un propriétaire d’immeuble au contraire peu amateur de street art.
Pour Invader, en tant qu’artiste soucieux de la pérennité de ses «spaces» mais aussi pour ces flasheurs de compète, le risque est grand de voir s’envoler les carreaux et les points qui vont avec. Alors quelques jours après avoir vu passer les premières images, ces joueurs qui sont venus dare-dare ont déjà «bouclé» le nord de la ville avant de s’attaquer au centre et au sud. Une bouteille d’acétone et une éponge en mains. Mais pour quoi faire? «On a vu sur Instagram qu’un space sur la corniche avait déjà été tagué, on va le nettoyer», explique l’un d’eux. «I fuck the street tartuf»… C’est vrai que le tag n’est pas très flatteur. Bienvenue à Marseille. Ici comme ailleurs, on imagine que le «street art system» puisse agacer des purs et durs. Bien qu’Invader continue à oeuvrer majoritairement dans la rue et à poser lui-même toutes ses pièces, sa cote sur le marché le range aux côtés des stars du secteur, et l’a fait, après plusieurs expos, faire des incursions de l’autre côté du mur de la street. Sans atteindre la dizaine de millions de livres comme son ami Banksy, ses pièces s’échangent des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros en salles des ventes. Un succès que goûte visiblement peu l’auteur du tag. Pas de quoi ébranler ces flasheurs qui veulent voir disparaître au plus vite cette critique peinte à même la mosaïque, risquant même de compromettre sa prise en compte dans l’appli. Arrivés sur les lieux, l’acétone est inutile, l’inscription a été déjà été effacée, et les carreaux brillent à nouveau…
Alors, l’équipée repart vers le sud, le long de la mer, vers la Pointe-Rouge jusqu’aux Goudes aux portes des Calanques, où la ville s’arrête. Invader aussi ? Les pronostics sur le nombre de pièces marseillaises vont bon train. Sur les réseaux sociaux, comme un clin d’oeil à la capitale, on mise sur 75… Mais déjà Mars_77 pointe le bout de ses petites pattes, accrochées à la devanture d’une brasserie juste en face du commissariat de Noailles… C’est reparti pour la chasse. Ce mercredi, un post sur Instagram signale en milieu de soirée l’échouage d’un space accompagné d’une méduse dans la calanque de Sormiou et un autre à Morgiou. Trois joueurs décident de s’y rendre illico malgré l’heure tardive et tombent en chemin sur toute une famille de sangliers.
Loin de la faune sauvage et nocturne qui peuple les abords de Marseille, il sera sans doute plus confortable de découvrir, en plein jour, à partir du 28 août, l’installation «Invader was here» et les premières oeuvres visibles depuis le toit de la Cité radieuse : «Il restera les feuilles sur le mur, toutes barrées, j’espère, et des traces plus pérennes de mon passage sur le toit, avec des mosaïques dans l’esprit du lieu qu’il va falloir chercher car elle sont bien cachées… moi je serai sans doute parti», anticipe l’artiste, qui laissera derrière lui une centaine de spaces et des milliers de points à gagner sur les murs de Marseille, désormais deuxième ville de France la plus invaded. Une carte sera disponible dès la fin du mois pour repérer les mosaïques sur un territoire deux fois plus étendu que Paris. Aucun arrondissement n’a échappé au «virus» de mosaïque, comme Invader désignait son art de la «dissémination» il y a encore peu. En ces temps d’épidémie, il préfère le terme «d’acupuncture urbaine».
«Invader Was Here» du 28 août au 11 novembre au MaMo, Centre d’art de la Cité radieuse, unité d’habitation Le Corbusier, 280, bd. Michelet, 13008 Marseille.
Article par Stéphanie Aubert à Marseille
Photos © Patrick Gherdoussi pour Libération