Le plus célèbre des street-artistes français a installé sa base au MAMO, le centre d’art posé sur le toit de
la Cité radieuse.
C’est une invasion éclair d’une ampleur inédite que les Marseillais et les vacanciers peuvent constater jour après jour depuis près de deux semaines. Invader est en ville, et inonde incognito, chaque nuit, les murs de space invaders, ses créatures en mosaïque à l’esthétique low tech, envahisseurs de l’espace urbain. Son QG, resté secret jusqu’au bout, surplombe la cité phocéenne : c’est le MAMO, le centre d’art que le designer Ora-ïto a ouvert en 2013 sur le toit-terrasse de la Cité radieuse de Le Corbusier.
La voûte évasée formée par cet ancien gymnase donne à l’endroit une atmosphère de science-fiction, d’autant que le jeune quinquagénaire, qui tient à conserver son anonymat, a obturé toutes les vitres de papier kraft pour ne pas que les promeneurs voient ce qu’il s’y trame.
« C’est la première fois depuis l’ouverture du MAMO qu’il n’y aura pas d’exposition à visiter. L’espace sera seulement visible depuis l’extérieur, comme si l’on jetait un œil à la base d’un super-héros. Invader n’a pas voulu qu’on ouvre pour garder le côté mystérieux. Ça m’arrange, c’est très Covid-compatible », confie Ora-ïto.
Invader est le huitième artiste invité de ses cartes blanches de l’été, après Xavier Veilhan, Daniel Buren, Dan Graham, Felice Varini, Jean-Pierre Raynaud, Olivier Mosset et Alex Israel. Chacun s’est confronté à la masse de béton et aux audaces modernistes du lieu. « C’est un espace fort et insolite, je n’invite que des artistes qui sont capables de se l’approprier », souligne l’hôte.
Le projet a été lancé dans l’urgence après le confinement, alors que les agendas de chacun étaient bousculés. « Invader a toujours fait partie des artistes que je voulais inviter, c’était le bon moment », précise Ora-ïto. Les deux hommes, qui ont un peu moins de dix ans d’écart, sont amis depuis leurs débuts. Ils avaient été repérés en même temps, en 1998, pour leurs approches questionnant, chacun à sa manière, nos rapports aux images numériques qui ont envahi nos vies – « en donnant corps aux pixels » en ce qui concerne Invader.
« Un petit coup de folie »
L’artiste nous accueille dans ce vaisseau, le samedi 15 août, à mi-parcours. C’est normalement un jour de pause forcée, par discrétion, car la ville bruisse de monde en ce week-end férié. Il finira quand même par aller poser une pièce sur le MAC (Musée d’art contemporain) voisin plus tard dans la soirée, pour ne pas relâcher le rythme. Un petit Mac (l’ordinateur) vintage. Jamais il n’avait posé autant de pièces en aussi peu de temps. Il en a envahi, pourtant, des villes, depuis la fin des années 1990 : 79, dont certaines plusieurs fois, et Paris en continu, avec plus de 3 950 pièces collées au total avec cette nouvelle vague marseillaise.
« Je pensais en poser de vingt à trente, puis c’est devenu une cinquantaine, et au final plus de quatre-vingts… Habituellement, ça correspond à environ six mois de pose. Là, tout s’est fait en deux mois, c’est un petit coup de folie. J’ai l’impression de courir un marathon. J’en ai posé une soixantaine, il en reste une vingtaine, je dois garder de l’énergie, détaille l’artiste parisien. Les délais étaient tellement serrés que j’ai utilisé de nouvelles méthodes pour aller vite et être précis, par exemple en préparant pour chaque jour des itinéraires par GPS. »
Invader, street-artiste :
« On a travaillé comme pour un casse ! »
Le sol du gymnase, d’abord rempli des pièces de toutes tailles – de 20 centimètres à 3,8 mètres pour celui qui formule l’invasion : « I Invade Mars » –, s’est peu à peu vidé. Partout, des échelles, des perches, des stocks de carreaux, des seaux de colle, des cartons de protection. Sur les murs, des cartes et le plan d’attaque avec des simulations imprimées sur papier, puis barrées à mesure de l’avancement. Un peu partout, les cartons des pizzas livrées et mangées sur place. Le site opérationnel se mue en une installation, avec le même jeu sur la présence et l’absence que ses mosaïques, objets finis et traces du processus d’invasion, qui relève, lui, de la performance.
« On a travaillé comme pour un casse ! », résume l’artiste. Un masque traîne sur une table basse. On pense un instant qu’il s’agit de celui des Anonymous ou du Dali de la Casa de papel. Non, c’est le visage de Fernandel. Plus à propos pour un casse marseillais.
« Plus tout est préparé, planifié, moins il y a d’imprévus à gérer »… même s’il y a toujours des surprises. C’est justement arrivé, alors qu’il s’apprêtait à poser un portrait de Fernandel sur la façade de sa maison natale. « C’est un immeuble un peu délabré, une femme s’est réveillée et m’a chassé, elle n’a rien voulu savoir. J’ai renoncé à le mettre sur cette façade, qui aurait gagné à accueillir l’œuvre. Je l’ai mis au coin de la rue, son visage tourné vers la maison. » En ce qui concerne la réception de ses interventions sauvages, « ça va de l’impression de vandalisme au bonheur d’avoir une œuvre. Certains en rêvent, ailleurs on se fait jeter ».
« Une ville riche et hétéroclite »
La tenue de camouflage de l’artiste est toute trouvée cet été : en plus du sobre combo casquette-jean-tee-shirt-baskets, il arbore un masque anti-Covid. Il est aussi question de camouflage pour les quatre pièces qu’il a choisi de coller au dernier moment pour parachever l’invasion et révéler son ampleur. Le geste est sensible, dans le contexte du bâtiment, classé monument historique. Aussi a-t-il repéré des endroits interstitiels, quasi invisibles. Pour davantage de discrétion, elles reprennent le code couleur vert et jaune des décorations en carreaux émaillés de Le Corbusier. « Il y aura toujours des grincheux pour dire que je gâche son travail. Je n’en ai pas l’impression », justifie Invader.
« J’aime l’imaginaire que véhicule Marseille : à la fois Pagnol, la “French connection”, la mer, la porte de l’Afrique… C’est une ville riche et hétéroclite, et j’attendais la bonne occasion pour m’y immerger à nouveau, après deux premières vagues en 2004, avec une dizaine de petites pièces, et 2014, au moment du lancement de l’appli Flash Invader, où j’en avais juste fait deux grandes dans des dégradés orangés. » Ces trois moments dans le parcours de l’artiste donnent la mesure de son évolution : « Mon vocabulaire s’est enrichi, par la diversité des compositions, les références ou les formats. Les spots choisis et les techniques de pose sont aussi plus efficaces avec le temps. »
Invader : « Il s’agit de créer la surprise, d’apporter la bonne touche au bon endroit, parfois sensible. C’est de l’acupuncture urbaine »
L’artiste est venu à plusieurs reprises pour ses repérages dans la ville, très étendue : « Pour bien envahir une ville, il faut l’avoir pratiquée, et avoir ses clés de compréhension en poche. Il s’agit de trouver les points justes, dans les zones névralgiques. Il s’agit aussi de créer la surprise, d’apporter la bonne touche au bon endroit, parfois sensible. C’est de l’acupuncture urbaine », analyse-t-il. Son regard, toujours en alerte, a scanné la ville, du quartier-village de L’Estaque jusqu’à la calanque de Sormiou, en passant par le Vieux-Port, Notre-Dame-de-la-Garde, les quartiers Nord, la gare, la prison des Baumettes ou un petit pan de mur gris dans le paysage urbain visible depuis la voie rapide du littoral.
Il joue avec les contextes et la culture populaire comme avec l’histoire de l’art : en plaçant une nature morte dans un quartier près de la gare, avec poisson et « Pac à l’eau », la boisson au citron du cru, en placardant un portrait de Zidane façon affiche, une Bonne-Mère en carreaux dorés porte un space invader, des bouteilles de Ricard et de Pastis 51 se font concurrence.
Un large camaïeu de bleus et de références marines vient apporter une atmosphère méditerranéenne dans de nombreuses pièces tournées vers la mer : pieuvres aux esthétiques variées (« Dans le jeu japonais d’origine, les space invaders sont justement inspirés par le monde de la mer, ce sont des crabes, des méduses et des pieuvres », relève l’artiste), mouettes et goélands, vagues, gouttes, encres marines, masque et tuba (au tout nouveau et branché Tuba Club), ondes et lunettes de soleil. Sans oublier des petites références au Covid-19, avec quelques ports du masque, symbole du millésime 2020.
Dialogue ludique
Le dialogue avec la ville est ludique, et les mosaïques, conçues sur mesure, font volontiers du « hors-piste » pour déplacer le regard dans des endroits inattendus, voire difficiles d’accès. Ses œuvres traduisent un appel à la contemplation que le lancement de l’appli est venu intensifier autant que contrarier. La « communauté des flasheurs » est ainsi devenue son premier public. Avec 140 000 utilisateurs à travers le monde, elle touche les amateurs de son travail, les familles qui se promènent en flashant, pour le côté chasse au trésor, jusqu’à « de véritables gamers de l’appli, qui viennent faire le tour pour choper des points et monter dans le classement. Certains ne se rendent même pas compte qu’il s’agit d’une œuvre. C’est le “dark side” de l’appli, elle peut effectivement pousser à ça », reconnaît-il.
Et de lâcher : « Je ne sais pas si je vais la garder indéfiniment. Elle a popularisé mon travail, mais c’est une extension de mon projet artistique, une pierre à l’édifice, pas la clé de voûte. » L’appli, qu’il avait créée avec la complicité d’un jeune ingénieur« sans modèle, et deux ans avant Pokémon Go !, précise-t-il, est un support de l’époque, mais les technologies changent, tandis que la mosaïque est durable. “La mosaïque, c’est la peinture pour l’éternité”, disait le peintre florentin Ghirlandaio. »
Quel lieu rêve-t-il encore de conquérir maintenant ? « C’est sans fin, mais je vise l’Amérique du Sud… et la Lune ! » D’ici là, l’envie d’une quatrième vague marseillaise est en train de poindre, du côté des îles du Frioul.
Photos © Invader